Enfin une pause ! J’ai l’impression que ce sadique de médecin veut ma peau. Depuis que je suis arrivée ce matin, je n’arrête pas de faire ce qu’il me demande et je dois bien avouer que même si je devrais avoir l’habitude je n’arrive pas vraiment à m’y faire. Impossible de savoir, par contre, si c’est à cause de son caractère tordu ou à cause du boulot en lui-même qui pourrait ne pas vraiment me convenir.
Bref ! C’est sans me faire prier que je pose ma blouse blanche de médecin coincé et m’empare de mes affaires pour descendre dans la cour. Hors de question de rester encore une seconde de plus cloîtrée entre quatre murs.

Maintenant que je descends dans les escaliers, je me rends compte que je n’ai pas forcément eu de temps pour moi. Comme tous les matins depuis un an, je me suis réveillée pour aller à l’académie pour sept heures, environ. C’est sans doute un peu tôt, mais je préfère être en avance qu’en retard. Une habitude que j’ai prise pour ne pas me faire choper par les flics en cas de pépins lors de mes larcins. Mais aujourd’hui, allez savoir pourquoi, j’ai eu un mal de chien à me réveiller. Il y a des jours comme ça, surtout quand le temps est froid, voire humide, où j’ai l’impression de ne pas pouvoir me lever. Dans ces moments-là, je voudrais juste faire ma paresseuse et traîner au lit pendant des heures, ou la journée entière même. Heureusement, je me suis évité des problèmes et remontrances en prenant mon courage à deux mains. En prenant mon petit déjeuner rapidement, je me suis habillée. Jean clair slim, pull rose bonbon (c’est le premier que j’ai trouvé dans ma pile de linge propre et que je ne mets habituellement jamais) et chaussettes noires. En sortant, j’ai enfilé une paire de rangers en cuir et un manteau bien chaud sans oublier de prendre mes cigarettes, mon briquet et mon portefeuille. Je n’aime pas rester sans mes papiers et mon argent, allez savoir pourquoi…
Et une fois les deux kilomètres faits, devinez quoi, je n’étais pas en retard, mais pas en avance non plus. En voyant monsieur Solhanne, j’étais certaine d’avoir une remarque sur le fait que je n’avais pas suivi mes habitudes. Autant vous passer ce genre de détails.

J’arrive au rez-de-chaussée. Bien que j’ai envie de fumer, je dois avouer que l’odeur qui se dégage du réfectoire m’ouvre l’appétit. Je n’ai pas à réfléchir bien longtemps avant de m’engager dans l’immense salle ouverte à tous. Après tout, mes cigarettes ne vont pas s’envoler. Pas encore en tous cas, que je sache.
Je regarde l’heure sur mon téléphone… 16h45. Je vais au comptoir et commande un Cappuccino bien sucré ainsi qu’un cookie trois chocolat. Il n’y a pas grand monde, pour mon plus grand bonheur. Ce que je trouve dommage, par contre, c’est que je doute pouvoir m’en aller dehors avec mon en-cas puisque mon café m’est servi dans un bol et non un récipient jetable. Je soupire, mais je vais devoir faire avec. Je me dirige donc avec mon plateau vers une table vide pour m’y installer.

Pendant ma dégustation, j’apprécie lire les actualités ou des histoires auxquelles j’ai accès via internet. Je n’ai pas mes écouteurs aujourd’hui, sinon j’aurais sans doute écouté de la musique. Dommage… Mais, d’un autre côté, heureusement sinon je n’aurais pas fait attention aux quelques élèves qui viennent de temps en temps me parler comme à une personne de leur âge. C’est flatteur et chiant en même temps. Ça me fait chier de devoir m’arrêter dans ma lecture et c’est du temps perdu dans ma pause. En plus de ça, ils sont vachement lourdingues avec leurs “t’es belle”, “tu me passes ton numéro qu’on se fasse un truc un de ces quatre” et j’en passe. On dirait mon premier amour et je déteste ça ! Heureusement, ils semblent me laisser… comme pour donner la place à d’autres personnes. A qui vais-je avoir affaire, cette fois ? Pour éviter toute nouvelle perte de temps inutile, je me permets de déclarer de manière intelligible :

- Si tu veux mon 06, tu peux aller te faire cuire un oeuf maintenant, pas la peine d'attendre.

Dès que j’ai terminé de montrer mon refus le plus total de supporter à nouveau des gamins lourds, prêts à tout pour m’avoir dans leur lit, quitte à me draguer beaucoup trop lourdement pour que cela puisse fonctionner, je reprends ma lecture là où je l’avais arrêtée. Il me semble qu’avec ça tout adolescent qui se respecte sera découragé. Cela m’assure donc une certaine tranquillité pour un certain temps, et une potentielle réputation de fille froide impossible à aborder. Cela ne me dérange pas puisque cette manière de me voir empêchera tout débordement intempestif de ce genre. C’est même parfait comme ça !

Pourtant, je n’entends pas la personne installée à la même table que moi se lever. Soit les élèves de cette école sont bien plus têtus que je ne le pensais, soit je n’ai pas été assez claire, soit je suis face à un putain de sourd. L’idée que ce soit une personne qui n’a rien à voir avec les garçons qui m’ont emmerdée plus tôt ne m’a pas du tout effleuré l’esprit. Je le découvre donc en entendant une jolie voix féminine. Inconnue mais féminine. Je lève donc le regard sur la demoiselle qui entre clairement dans mon jeu, glissant un vraisemblable compliment sur nos couleurs respectives de cheveux et la possibilité de vouloir discuter avec moi toute la nuit. Ce serait une première, tiens. Jamais encore je n’ai vécu ce genre d’expérience.J’en ai juste entendu parler par des camarades d’écoles qui s’entendaient très bien. A l’époque, je n’aurais pas pu faire de même à cause de ma situation familiale bien trop précaire et violente pour que je puisse avoir le moindre droit.

Je croise le regard de mon interlocutrice. Celui-ci a une très jolie couleur qui, mine de rien, semble aller de paire avec la couleur de ses cheveux. Une couleur oscillant entre le rouge et le violet qui brille joliment sous la lumière. D’une certaine manière, elle semble venir d’un autre monde, mais j’imagine que c’est son style qui veut ça plus qu’autre chose. Alors, sans rien montrer de cette pensée et de cette observation clandestine, je me redresse et pose mon portable rapidement verrouillé près de moi pour prendre la parole un peu plus chaleureusement que plus tôt :

- Désolée, j’ai cru que c’était encore une bande d'adolescents en chaleur qui venait me draguer lourdement.

Tout comme elle l’avait fait avant moi, je bois une partie de ma boisson. Puis, coupant mon cookie en plusieurs morceau au-dessus de mon plateau, je demande :

- Que vient donc faire une jolie jeune femme à ma table ? Bien que j’apprécie le compliment à peine voilé, j’arrive pas à croire que tu te bases que sur cette appréciation pour vouloir sympathiser avec moi.

Ou alors, c’est qu’elle est bien crédule. Pas que cela puisse me déplaire, mais si elle veut se protéger de toutes ces personnes voulant du mal aux autres juste parce qu’ils sont trop égoïste pour penser à autre chose que leurs intérêts. Je ne l’ai que trop vécu par le passé et c’est même la raison pour laquelle je me retrouve bloquée sur cette île. Pas que j’ai spécialement envie d’en partir puisque ce serait me mettre inutilement en danger. Mais quand je pense à la façon dont j’ai “échoué” au port, je me dis qu’il doit y avoir des manières plus élégantes et discrètes de découvrir une académie. Mais je m’égare !
Concernant cette fille, elle semble ne pas s’être rendue compte que je suis potentiellement plus âgée qu’elle, ou au moins que ma position au sein de l’établissement ne me permet pas franchement de sympathiser avec les élèves. Je suis censée veiller sur eux et les éduquer, selon ce que j’ai pu lire sur la fiche métier concernant les infirmiers à l’école. D’un autre côté, si je veux être tout à fait honnête, je n’ai jamais eu de véritable ami. Pas un qui ne m'ait planté un couteau dans le dos par la suite, en tout cas. Alors même si elle a l’air très gentille, je ne me sens pas capable de lui offrir ma confiance ou même d’envisager la possibilité que je puisse m’entendre avec elle. Ou avec qui que ce soit d’autre d’ailleurs. Je n’arrive déjà pas à m’entendre avec Mister Solhanne, déjà !